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L’hiver
En hiver le jardin apparaissait sous la forme de plates-bandes de glaise brune, symétrique et parallèles à l’allée centrale…
Toute droite, elle menait à la cabane à outils sous le lilas.
La planche de la balançoire restait accrochée à la barre.
L’hiver, le jardin emprisonnait ses couleurs
Mêlées au terreau et à l’argile, au secret de son humidité.
L’hiver, le jardin me disait d’attendre.
2. Le printemps
Au printemps tout sortait de la torpeur
Les pigeonniers des jardins voisins roucoulaient jour et nuit.
Les coqs de la ferme d’en face chantaient à tue-tête dès l’aube.
Les passereaux lançaient leurs trilles,
Le jardin étirait sa langueur
Entre explosions de bourgeons et ascensions des tiges.
Il appliquait consciencieusement sa palette en camaïeu de vert
Et l’agrémentait du pastel des premières fleurs.
Au printemps, l’air osait les premières vibrations
Sous les élytres écarquillés des coccinelles
Et sur les ailes cristallines des libellules, funambules des cordes à linge.
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La fermière
De l’autre côté de la rue, du long ruban glissant de pavés gris
Je poussais la lourde porte de la ferme de Thérèse
Et sa laiterie aux murs de faïence blanche
Au beau milieu trônait le tonneau de la baratte.
Il virevoltait sur lui-même en un bruit de moteur et de pignon mécaniques
La fermière rangeait les œufs bruns dans des sachets de papier brun, le fromage blanc dans le papier sulfurisé blanc,
Avec la maestria d’un perfectionnisme de l’habitude.
Ses gestes étaient maîtrisés et calmes,
Ses paroles aussi mesurées que les pintes de lait…
Selon un rite perpétuel et ancestral.
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4 Grand-père
La casquette de grand-père s’imprégnait de la sueur de sa tête
Elle lui volait son odeur, sa forme,
Elle se gavait du gras luisant entre ses rides.
Le manche de la bêche, aussi luisait, poli par le travail des mains.
Les épaules rougissaient à l’échancrure du maillot de corps,
Contraste de nuances chaudes
Sur le fond immaculé d’un ciel de juin,
Aussi bleu que son pantalon de travailleur.
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5 Les carrières
Ceux du hameau appelaient « carrières » tous les chemins
qui s’en allaient à travers champs depuis la chaussée principale.
Carrières de terre noire et poussiéreuse,
Jonchées de silex beiges et jaunes comme des œufs d’oiseaux brisés.
Mannes pour nos frondes de gosses chahuteurs.
Projectiles redoutables, ils atteignaient parfois la tête de ceux trop lents à se cacher.
Le sang rouge et poisseux collait les cheveux,
Mouillait les mouchoirs à carreaux, tandis que s’élevaient
Les cris de rage et de douleur des malchanceux.
6 Maman
Pour sortir le dimanche, ma mère agrémentait son bouffant de cheveux noirs de crans brillantinés, elle plaçait des peignes sur les côtés pour soulever les mèches trop longues, elle poudrait son visage pour le matifier,
Coloriait ses joues et ses lèvres aux teintes des cerises, entre griottes et bigarreaux. Tout cet apparat rendait à l’évidence la lumière pétillante de ses prunelles myosotis et de ses longs cils noirs.
7 Grand-mère
Ma grand-mère paternelle vivait au fond d’une courée à Lille
La fenêtre du rez-de-chaussée se cachait derrière les géraniums
Rose pimpant et rouge brique.
Dans l’unique pièce où elle vivait,
Tout avait pris une teinte passée, couleur sépia,
Comme la grande photo du défunt mari,
Dans l’ovale du cadre, en uniforme de dragon de la guerre 14-18,
Ou celui de la petite fille perdue en bas-âge.
Les gâteaux secs aussi accusaient le temps passé dans la boite.
Seule, la voix de grand-mère chantant le grand air de « madame Butterfly » ou le « pays du sourire » avait gardé le cristal et la fraîcheur de ses jeunes années…
8 Noël
Pour Noël, ma mère posait un « petit Jésus » de plâtre rose entre son père de brun vêtu et sa mère couverte de voile bleu ciel.
Nous petit déjeunions de chocolat chaud fondu doucement dans le lait et de la traditionnelle « coquille » de Noël, brioche à deux têtes, avec un petit trou au milieu du ventre pour simuler le nombril.
Ce pain gâteau avait un goût de paradis, à nul autre pareil, bien loin de l’insipide et blême hostie symbolique et tristounette de nos messes dominicales ponctuées de bâillements causés par des estomacs creux.
9 ST Nicolas
A la veille de la ST Nicolas, l’atmosphère se teintait de mystère.
Grand-père nous contait la légende du saint homme,
Disait qu’il viendrait de nuit nous visiter.
Il posait sur la table de la salle à manger, un plat de carottes ; le lendemain, les légumes avaient disparu… maman nous disait de chercher le jouet qu’il avait échangé contre la nourriture pour son âne.
C’est ainsi que me furent offerts une poupée aux longues tresses brunes, endormie dans son berceau et, une autre année, un petit piano peint de laque bleue et mon premier illustré de Martine qui fait du théâtre.
10. La bicyclette
Les rares jours où il ne travaillait pas, mon père venait me chercher à la porte de l’école,
Il me soulevait de terre pour me poser sur le cadre de sa bicyclette bleue. Mes petites mains accrochées au milieu du guidon.
Il sifflotait et roulait doucement sur la chaussée pavée, nous traversions la partie boisée du chemin, le long du chemin de fer, où passaient, suivies d’une écharpe de fumée blanche, les locomotives à vapeur à destination de la Belgique.
Parfois des lièvres cavalaient devant nous, les oreilles allongées sur le dos beige foncé, ils grimpaient les talus, disparaissaient dans les fourrés.
C’est dans ce bois que, quelque temps plus tard, je bravais les orties, à grand coups de sabre de bois pour aller cueillir, au beau milieu, des roses pour la fête de Maman.